Le studio Arch-4 est un phénomène unique dans l'architecture russe : l'histoire de l'architecture russe au tournant du 21ème siècle sera écrite d'après leurs travaux. Si aujourd'hui quelqu'un devait s'occuper de leur promotion, il serait sans doute couronné d'un succès international. Je crois bien que quelqu'un le fera bientôt.
Voici ce qu'il en est : dans le design russe, il y a deux familles qui s'opposent radicalement. La première: l'architecture occidentale. En effet, pour la comprendre, il faut se rapprocher de cette maxime : «Oh! Le style occidental !» C'est un style important : parce qu'il est bizarre de conduire une Mercedes tout en vivant dans un studio exigüe style « tracteur biélorusse». Le manque de confort est prégnant ; on préfère dormir dans la voiture. C'est la raison pour laquelle il y a beaucoup de commandes pour l'architecture de ce style. On en commande chaque jour, il y en a beaucoup, en Russie elles sont légions, et des compagnies capables d'atteindre la qualité d'une Mercedes ; il y en a sans doute plus de dix mille.
La deuxième école est la suivante : la conservation de l'identité russe. Nous avons un pays riche et remarquable, pourquoi donc faire de l'«occidental»? Imaginez une quelconque base militaire abandonnée à la campagne. Des murs de béton, des fils de fer barbelés autour du périmètre, des caméras de sécurité désaffectées, une partie d'un système de guidage de missiles sol-air recouverte de bitume et l'isba du garde de ce système avec des poules égarées et affamées. Vous l'avez imaginé ? Ce qu'il y a sur le territoire russe n'est nulle part ailleurs dans le monde. Ce sont des installations artistiques saisissantes, des expositions internationales, où on porte en triomphe les artistes russes. Il y en a aussi beaucoup de tels artistes en Russie : probablement environ trois mille.
Mais comment combiner l'une à l'autre, personne ne le sait. Et même au contraire, c'est plutôt l'existence de ces deux pôles qui assure l'intensité des émotions de chacun d'entre elle. S'il n'y avait pas chez nous un tel environnement, qui voudrait alors que son appartement ait l'air «occidental» ? Pourquoi aspirons-nous alors à quelque chose de plus lointain? Et s'il n'y avait pas ici chez nous cet espace «occidental», pourrions-nous considérer notre pays natal comme une installation avant-gardiste?
Ce sont deux thèmes, deux écoles inconciliables. Pour tous. Sauf pour Arch-4. Ils savent le faire tout simplement «comme il faut». Comme exemple, citons, « l'appartement érable » d'Ivan Chuvelev et de Natalia Lobanova. Il s'agit d'un objet exceptionnel dans lequel l'espace semble hissé hors de la réalité : de telles surfaces, de telles lignes, de tels matériaux chargés de détails, de soins, de précisions cela ne peut exister qu'en Russie. Par le niveau et l'exigence technologique de l'objet architectural, c'est tout simplement un vaisseau spatial. Et pourtant, parmi la texture de l'érable, de la brique, de la pierre, parmi l'espace exact, la lumière naturelle : vous vous trouvez tout de même inscrit dans une réalité palpable : sur terre.
Cette alchimie est tout à fait occidentale ; tellement occidentale qu'en fait, pas une seule compagnie russe ne fait cela. Parmi l'équipe d'Arch-4, en plus des architectes russes Ivan Chuvelev, Mikhail Taïtchenatchev et Natalia Lobanova, il y a le Suisse Mathias Hinselmann, et leur niveau d'intégration dans le design occidental s'évalue par le type de commandes réalisées. Ils ont réalisé la moitié des boutiques dans la nouvelle ruelle de luxe Stolechnikov: Ferragamo, Hermes, Louis Vuitton, Cartier, Escada les ont choisis. Pour Hermès, Arch-4 a en plus réalisé la boutique de Bâle : un cas unique où des designers russes ont travaillé pour un maison de mode occidentale à l'étranger ! Mais tout en assimilant le système du design européen, en suivant et atteignant avec adresse ses standards, il y a dans Arch-4 quelque chose de singulier et d'opposé. Ils travaillent avec des sujets, des textures et des matériaux qu'on ne pourrait en aucun cas qualifier d'européens. Par exemple, «l'appartement de monsieur D» : une colonnade faite de montants en métal revêtus de verre mat. C'est la classe. Comment est-ce que ça se fait? De nombreux kilomètres de colonnades de fer laminé en U ont été fondus en Russie pour cela. Des maisons khrouchtchéviennes jusqu'aux centrales électrothermiques, elles sont partout. Rouillées, d'un métal noir alvéolé, tachées de mazout, il est impossible de passer à côté sans une veste ouatinée. Si tu les frôles de l'épaule, vous pouvez jeter votre veste et en plus l'épaule vous fera souffrir pendant trois jours. C'est notre pays, nous vivons ici et nous l'aimons. Mais comment donc peut-on l'aimer? Comment faire de ce fer laminé en U un espace civilisé? Et voilà comment on fait: chaque montant est pris dans le verre. Il est ainsi habituel d'accrocher les bijoux dans des vitrines faites d'un tel verre. Ici, chaque montant est une vitrine. Et dans chacune, le fer laminé en U russe, chef-d'oeuvre de l'art. Appréciez!
«L'appartement-avion». La porte est le toit d'une écoutille de bombardier. Les toilettes sont un morceau de fuselage. La porte se soulève vers le haut, comme une écoutille. Une trappe en verre mène depuis le lit vers le jardin d'hiver. Et encore un tableau de commandes pour diriger tout ce ménage. Tout circule, bouge, et l'ordinateur suit tout. C'est courant aujourd'hui : la vie est comme dans un vol. Dans le monde entier les designers s'inscrivent dans cette tendance. Ils pendent les chaises au plafond, fabriquent les sols en verre, transforment les murs en écrans ; tout cela pour voler, pour vous sentir depuis chez soi comme dans les nuages. C'est un thème très à la mode. Et ici aussi, le vol ; sauf que c'est un vol russe. Ils ont démonté l'avion: du fuselage ils en ont fait des toilettes, de l'écoutille, la porte, ils ont transformé l'appareil de vision nocturne en système de contrôle de l'éclairage. Et tout est vrai, riveté, un alliage hautement technologique ; le revêtement suscite un grand respect. Ils ont tout démonté, et nous volons!
En principe on peut l'imaginer : quelque part dans un aéroport fermé, des pilotes russes ont aménagé le fuselage d'un MIG hors-service en toilette, l'ayant mis en plein vent au bord d'un champ d'antennes. Cela aurait été un très austère agrégat de plomberie, rappelant comment là-haut le vent souffle, givre le métal et congèle un crachat en plein vol. Une pièce pour les vrais hommes. Chez Arch-4, cela se transforme en un certain chic de haute-technologie. Leur inscription, leur patte, c'est un style à lui tout seul, alliant en soi la qualité occidentale avec le fantastique de la machine technologique soviétique.
Il est ici important de comprendre, à quel point tout cela est sérieux. Avec son architecture, Arch-4 trouve le moyen de considérer l'espace comme une valeur positive. Nous tentons tout le temps d'inventer le style russe, mais nous ne cherchons pas au bon endroit. Ce n'est ni l'inexistante idylle du village ni les tours de Kremlin, car nous ne marchons plus en laptis et nous ne nous abritons plus derrière les murs du Kremlin en attendant la fin des invasions de Tokhtamych. Nous vivons au contraire dans un espace urbanisé créé par les technologies soviétiques. Arch-4 se saisit de ce thème et nous transporte dans un autre plan, dans lequel ce qui semble être les ruines des technologies se transforme tout à coup en une impeccable qualité de vie moderne. C'est le style design russe : il vaut autant que n'importe quel autre style occidental. Plus cool que le style italien, plus technologique que le britannique, plus fondamental que l'allemand. Dommage que Arch-4 ne travaille pas dans l'industrie automobile Ils auraient conçue une «Mercedes» russe.